Alors que la plupart des médias accusent régulièrement la Russie de viser les «rebelles» plutôt que Daesh et de frapper sans grande distinction cibles civiles et militaires, le journal de 20h de France 2 du 4 février a réalisé un reportage sur la précision chirurgicale des frappes de la coalition internationale contre l'État islamique. Sauf que les images mises en avant par France 2 sont celles de … frappes russes publiées auparavant sur le site du ministère russe de la Défense. L'erreur est certes anecdotique, mais elle révèle en creux les errances de la stratégie occidentale au Moyen-Orient, aujourd'hui prise dans le piège d'une dangereuse alliance avec l'islamisme de plus en plus vindicatif de la Turquie de Recep Erdogan et des puissances du Golfe. Le double jeu de celles-ci apparaît au grand jour, laissant les Occidentaux au pied du mur.
En judoka averti, Vladimir Poutine préfère s'appuyer sur la faiblesse de ses adversaires pour parvenir à ses fins le plus aisément possible. Soutenu militairement par l'Iran, mais aussi diplomatiquement par la Chine, le président russe veille avec attention à la conservation du régime de Bachar el-Assad pour que ce dernier finisse par devenir de facto le seul rempart contre l'État islamique. Mais ce n'est pas tout. Fort du différend entre la Turquie et les Kurdes, qui sont ennemis intimes mais chacun allié à l'Occident, Vladimir Poutine fait en sorte que les Kurdes, lassés, se tournent à leur tour vers Moscou. Comme en Ukraine, Vladimir Poutine se révèle un excellent tacticien qui s'appuie sur des alliances militaires à la fois solides et prudentes pour peser de tout son poids dans les négociations internationales, quitte à les rendre caduques quand il pense pouvoir aller plus loin, ce que les pourparlers de Genève illustrent aujourd'hui très bien. Le stratège Poutine apparaît néanmoins sur la défensive, prudent face à une politique américaine qui, à l'égard de la Russie et pour le pire, n'a fait que se durcir depuis 1991.
Faire de Bachar el-Assad un rempart nécessaire contre l'État islamique
La bataille d'Alep qui a lieu en ce moment est certainement un tournant de la crise en Syrie autant qu'une illustration de la méthode russe d'intervention et de négociation. Malgré plus de 5000 frappes réalisées par l'aviation russe pendant les quatre derniers mois de 2015, l'opération extérieure de Moscou était jusqu'à maintenant jugée peu efficace par les Occidentaux. Ainsi, le centre Jane's Terrorism & Insurgency (IHS) notait ironiquement le 19 novembre 2015 que le régime de Bachar el-Assad avait récupéré seulement 0,4% du territoire syrien depuis le début de l'intervention russe.
La situation semble avoir évolué depuis un mois et s'être accélérée brutalement cette semaine. Ainsi, du 1er au 3 février 2016, les bombardiers Soukhoï ont réalisé un record de 875 frappes en 237 sorties aériennes. L'aviation russe a notamment bombardé une zone allant de la ville syrienne d'Alep jusqu'à la frontière turque au Nord, de sorte à couper le ravitaillement en hommes, en armes, en argent et en pétrole opéré par Ankara. L'armée syrienne de Bachar el-Assad, soutenue par la force Al-Qods iranienne et des combattants chiites venus d'Irak, du Liban et d'Afghanistan, a ainsi pu encercler par le Nord la ville d'Alep et couper définitivement l'une des deux routes qui permettaient aux rebelles d'établir une jonction avec la Turquie. Pour ces derniers, Alep devient un «chaudron» dont ils ne peuvent s'échapper.
La polémologue Caroline Galactéros note avec justesse la similarité étonnante entre le nouveau «chaudron» d'Alep et celui de Debaltsevo en Ukraine, qui piégea l'armée ukrainienne il y a un an exactement: «un autre “chaudron” prend forme en Syrie selon un “séquençage” quasiment identique (prise de gain militaire d'importance et mise sous pression des interlocuteurs en amont de l'ouverture de discussions politiques). La tactique russe ressemble à s'y méprendre à celle employée en Ukraine». Le cadre de négociation n'est plus celui des accords de Minsk II mais celui des pourparlers de Genève. Face au changement brutal de rapport de force militaire sur l'échiquier syrien, Staffan de Mistura, l'envoyé spécial du secrétaire-général de l'ONU, n'a eu d'autre choix que de repousser à la fin février les négociations qui devaient s'ouvrir à l'origine le 31 janvier. La Russie et le régime de Damas entendent peser à l'avenir de tout leur poids dans la balance des négociations pour faire accepter aux puissances sunnites et aux Etats occidentaux un nouvel état de fait en Syrie. Pour Ankara, Riyad et Washington, le camouflet de Moscou est cinglant.
Car que pourraient faire les États occidentaux? Appuyer davantage les rebelles soutenus par la Turquie, l'Arabie Saoudite et le Qatar? Ce serait a minima prendre un risque politique trop important aux yeux de leurs opinions publiques en révélant (encore plus) au grand jour que les «rebelles» modérés n'existent pas, mais que la nébuleuse opaque qui combat le régime de Bachar el-Assad est en réalité un réseau de factions islamistes coordonnées par le front Al-Nosra, lequel est affilié à l'organisation terroriste Al-Qaïda. A maxima, ce serait prendre le risque d'une intervention directe de l'armée turque (soupçonnée par les Russes) ou saoudienne (le régime de Riyad a annoncé qu'il serait prêt à envoyer des troupes au sol dans le cadre de la coalition internationale). Dans une telle hypothèse, une escalade serait à craindre: le conflit moyen-oriental entre les puissances sunnites et chiites, qui se joue pour l'instant indirectement en Syrie, en Irak et au Yémen, pourrait franchir une dangereuse ligne rouge.
Placer les Kurdes dans le giron russe
De plus en plus, Vladimir Poutine ne s'appuie pas seulement sur le régime de Damas, mais aussi sur les Kurdes de Syrie, dont il assure de manière croissante la fourniture en armements, notamment en lance-roquettes RPG-7. L'intérêt pour les Kurdes est double.
D'abord, les Kurdes profitent de l'intervention du régime de Damas contre Alep pour s'attaquer à leur tour aux rebelles et gagner des positions vers l'Est pour constituer un territoire kurde ininterrompu en Syrie à partir de la zone d'Afrin (au Nord-Ouest) et celle qui se situe à l'Est, qui a été rendue célèbre lors du siège de Kobané contre l'Etat islamique et qui établit une jonction directe avec le Kurdistan irakien.
Ensuite, l'armement russe permet aux Kurdes syriens de soutenir discrètement mais activement le PKK kurde en Turquie, ce qui donne l'occasion à Moscou d'exercer une pression directe sur Ankara. Pour Vladimir Poutine, jouer la carte kurde lui permet ainsi d'établir une zone d'interposition entre le régime de Bachar el-Assad et celui de Recep Erdogan, mais aussi d'exacerber la position schizophrène des États occidentaux, notamment des États-Unis, qui ont pour alliés des ennemis communs que sont les Turcs et les Kurdes. Cette rivalité turco-kurde rend difficile la composition de l'opposition syrienne dans le cadre des négociations de Genève car Ankara refuse que les Kurdes y soient représentés. Comment les refuser à la table des pourparlers alors que, contrairement à la Turquie, ils combattent héroïquement l'État islamique? Les États-Unis et l'Europe sont ainsi immobilisés par la précarité et l'incohérence de leur jeu d'alliance.
Pour Moscou, tenter de fixer des «lignes rouges» face à Washington
Cette victoire tactique de Vladimir Poutine en Syrie, nourrie de son expérience ukrainienne, est d'autant plus spectaculaire que la Russie est aujourd'hui affaiblie par la crise économique qu'elle connaît. Alors que le président russe comptait sur une reprise de la croissance après 2015, la chute des prix des hydrocarbures qui se poursuit en 2016 n'est pas de bonne augure. Contrairement à ce qui est souvent écrit, la part des hydrocarbures est loin d'être exorbitante dans le PIB russe (environ 10 à 15%). En revanche, celle-ci pèse très lourdement dans le budget de l'État russe (environ 40%). Vladimir Poutine est donc obligé de réduire les dépenses publiques, ce qui fait dangereusement vaciller la consommation intérieure, atout traditionnel de la croissance russe. La Russie, qui s'est longtemps reposée sur la richesse de ses ressources énergétiques, fait face à des difficultés de financement de son économie, accrues par les sanctions financières occidentales. Pour le régime de Vladimir Poutine, en l'absence de remontée du prix des hydrocarbures et de réformes structurelles majeures, notamment à l'endroit du système bancaire, les années à forte croissance seront condamnées à appartenir au passé.
Lors, si le coût financier de l'opération extérieure en Syrie ne semble pas exorbitant aujourd'hui pour Moscou, la question se pose de l'avenir de cette intervention et des objectifs à plus long terme de la Russie au Moyen-Orient. Solidement ancré dans une vision ultra-réaliste des relations internationales, Vladimir Poutine est-il aussi bon stratège que tacticien? C'est déjà la question que se posaient les observateurs occidentaux en Ukraine, considérant que, si le maître du Kremlin avait habilement manœuvré, il avait finalement gagné la Crimée mais perdu définitivement l'Ukraine.
Dans la stratégie de Vladimir Poutine, le conflit en Syrie peut justement se lire comme le strict prolongement de la guerre en Ukraine. Il s'agit pour Moscou de fixer des «lignes rouges» que les États-Unis (et son bras armé, l'OTAN) ne doivent pas dépasser. Dans ce cadre, Vladimir Poutine demeure essentiellement sur la défensive, ce qui a un prix très lourd pour Moscou à long terme en matière de budgets alloués à la défense. C'est d'ailleurs peut-être la stratégie de Washington. Affaiblir la Russie par une course aux armements dont elle n'aura pas les moyens, ce qui condamna précisément l'Union soviétique.
Hélas, les Américains, malgré la fin de la Guerre froide, ne sont jamais sortis de la doctrine du «containment» inaugurée en 1947 par le président Truman et inspirée par les travaux de l'historien et politologue George F. Kennan. Malgré l'implosion pacifique de l'Union soviétique, les Américains n'ont eu de cesse d'étendre les frontières de l'OTAN aux frontières russes alors que le Pacte de Varsovie n'existait plus.
Ce zèle américain à prolonger la Guerre froide a été récemment analysé par l'historien américain Stephen Cohen. Pour ce partisan de la détente entre les deux blocs, «la sécurité nationale américaine (devrait) passer par Moscou. Ceci signifie qu'un Président américain doit avoir un partenaire au Kremlin. C'était vrai au temps de l'Union Soviétique, c'est vrai aujourd'hui». C'est ce qui forge d'ailleurs le pessimisme de Cohen: les Américains, dans une fuite en avant présomptueuse et dangereuse, refusent aux Russes le droit de fixer des «lignes rouges» qui leur soient propres. Or, même au temps de l'Union soviétique, ces «lignes rouges» existaient! L'historien observe trois illustrations de ce refus américain: primo, l'extension de l'OTAN, secundo, le refus de négociation sur le projet d'un bouclier anti-missile en Europe - qui menacerait l'équilibre de la dissuasion nucléaire - et tertio, le soft power américain utilisé pour favoriser un «changement de régime» à Moscou et dans les pays limitrophes.
La stratégie de Vladimir Poutine en Syrie peut être comprise dans le cadre de cet endiguement américain qui refuse obstinément de voir que le mur de Berlin est tombé. Or, aujourd'hui, les murs risquent de se dresser derechef, non plus à Berlin, mais à Tbilissi, à Kiev ou à Damas. Dans une attitude défensive servie par ses qualités exceptionnelles de tacticien, le président russe cherche à fixer des lignes rouges en Syrie, où la Russie dispose de sa seule base navale à l'étranger, nécessaire à sa présence durable en mer Méditerranée.
Ce serait à l'Europe, et à particulièrement à la France, de refuser cette nouvelle rivalité américano-soviétique et de rappeler à Moscou comme à Washington que «la Russie est une puissance européenne» selon le mot de Diderot. Mais il faudrait pour cela beaucoup de «bravitude» comme dirait notre future ministre des Affaires étrangères.
Avec le figaro
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