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AFRIQUE

L'actualité de la semaine en Afrique

Dans un contre-récit passionnant sur l’esclavage et son abolition, l’historien d’origine indo-caribéenne Kris Manjapra explique comment l’émancipation a failli à sa mission de libération des esclaves noirs.

Le 1er août n’est pas une date comme les autres dans les Caraïbes anglophones. Elle y est connue sous le nom de « journée de l’Émancipation ». Elle marque la fin de l’esclavage dans les anciennes colonies britanniques, depuis l’entrée en vigueur en 1834 du décret abolitionniste voté par le Parlement à Londres l’année d’avant.

« Le système esclavagiste britannique était dans les années 1770 le plus rentable au monde, il couvrait les Amériques, l’Afrique et l’Europe. Son centre économique se trouvait dans les Caraïbes, autour des îles à sucre de Jamaïque et de la Barbade. Dans la décennie qui précède l’indépendance des États-Unis, près d’un million d’Africains vivaient sous le joug britannique », écrit l’historien Kris Manjapra dans un bref essai critique et historique sur la prise de conscience du mal social et humain que furent l’esclavage et les modalités de son abolition à travers le globe.  

Dans l’Empire britannique, c’est sous la pression d’une part du mouvement abolitionniste et les révoltes de plus en plus violentes dans les colonies, d’autre part, que le Parlement à Londres vota en 1733, mettant fin à la barbarie esclavagiste. Or, si « l’esclavage représente une guerre multiséculaire contre les peuples d’Afrique […] les abolitions, censées y mettre un terme, ne firent que les prolonger », écrit Manjapra dans son livre important qui se veut un contre-récit raisonné du narratif de glorification de l’histoire de l’abolitionnisme.

Une histoire comparée des abolitions

Professeur d’histoire à l’université Tufts (Massachusetts), Kris Manjapra s’est fait connaître en publiant des livres spécialisés sur les questions de la race et du colonialisme. Après l’abolition : les fantômes noirs de l’esclavage est son premier ouvrage traduit en français. La thèse centrale du livre interrogeant le discours triomphaliste sur l’abolition peut surprendre, mais elle s’appuie sur une documentation solide, comme l’atteste la quarantaine de pages et références bibliographiques qui accompagnent l’ouvrage.

Partant de l’histoire de l’esclavage pratiquée par les puissances impérialistes occidentales en Afrique, en Asie et dans les Amériques, l’ouvrage propose une réflexion comparée sur les processus d’émancipation, démontrant comment les libérations n’ont conduit nulle part à la justice, mais au contraire « ont aggravé le traumatisme historique que représente l’esclavage, consolidé le suprémacisme blanc et discriminations envers les Noirs ». Au mieux, écrit l’auteur, citant l’exemple de l’Empire britannique, « la stratégie […] consista à abolir la propriété sur les personnes noires, et non à libérer les Noirs eux-mêmes ».

L’engagement en faveur de l’abolition de l’esclavage connut un formidable essor en Amérique et en Europe entre la fin des années 1700 et le début des années 1900, racontent les historiens. Conduit par les élites parlementaires et politiques, ce mouvement réussit à mobiliser l’opinion publique de part et d’autre de l’Atlantique. Or, les stratégies et les lois regroupées sous le nom d’émancipation, qui a concrétisé les idéaux abolitionnistes, furent façonnées, explique Kris Manjapra, selon des « principes fondés sur la propriété » comme principale « source de valeur économique » et critère de citoyenneté.

D’où sans doute l’accent mis par les abolitionnistes sur la notion d’« abolition compensée » consacrée dès la toute première loi d’émancipation générale adoptée par le gouvernement de Pennsylvanie en 1780. Cette loi, qui servit de modèle pour les émancipations à venir en Amérique comme en Europe, répondait aussi au souci des abolitionnistes de tourner rapidement la page de l’esclavage sans remettre en cause les droits de propriété des esclavagistes et sans examen des responsabilités de ces derniers dans le sort subi par les esclavagisés. Or, « peut-il y avoir une émancipation digne de ce nom sans une véritable justice réparatoire », s’interroge l’auteur de l’Après-abolition ?

L’exemple haïtien

La question des réparations est au cœur de l’essai de Kris Manjapra. L’auteur martèle dans les pages de son ouvrage que les esclaves affranchis n’ont jamais eu droit ni à des réparations morales ni à des indemnités pour les torts qui leur avaient été causés, alors que les gouvernements américains ainsi que français et britanniques ont scrupuleusement dédommagé les planteurs esclavagistes, quitte à priver les populations noires affranchies des droits fondamentaux de subsistance et de développement.

Le cas haïtien en est un exemple flagrant sur lequel l’auteur revient longuement dans son ouvrage. Les francophones savent tous comment, à la suite d’une révolution populaire, l’île caribéenne, connue à l’époque sous le nom de Saint-Domingue, s’est libérée du joug des esclavagistes français, une première fois en 1793, puis en 1804 en infligeant une défaite mémorable à la formidable armée napoléonienne.

Beaucoup ignorent en revanche que le nouvel État ne pourra imposer sa souveraineté sur la scène internationale que dans les années 1980, moyennant l’acceptation d’un plan draconien de dédommagement des planteurs, imposé par la France et ses alliés. « Les clauses de ce plan, écrit l’historien Manjapra, donnaient aux banques françaises un accès direct au Trésor haïtien, où elles puiseraient directement le montant des compensations, en touchant au passage une large commission, ainsi qu’une partie des intérêts de la dette que le régime serait obligé de contracter pour les payer. »

Selon un article paru dans le New York Times récemment, le règlement de sa dette et ses intérêts aurait coûté au Trésor haïtien la modique somme de 21 milliards de dollars. Une saignée qui n’est sans doute pas étrangère au sous-développement chronique d’Haïti, qu’il fallait « punir » pour « hypothéquer tout avenir hors de l’esclavage ».

Loin d’être unique, le cas haïtien est représentatif du chemin emprunté par le processus d’émancipation à travers le monde occidental, qui a obligé les États à dédommager les planteurs au titre des mesures compensatoires. Cela a concerné la France, mais aussi le Danemark, Cuba, le Brésil et l’Angleterre qui versa la somme la plus importante aux propriétaires esclavagistes. Ce montant s’élevait à quelque 200 milliards de dollars, payé par les contribuables britanniques durant cent quatre-vingts ans, jusqu’en 2015.

« C’est autour de ce thème du fardeau de la dette comme le prix de la liberté que j’ai construit mon livre », confie Kris Manjapra. C’est un livre à la fois lucide et militant qui s’inscrit dans les protestations que les mouvements de libération noirs font entendre depuis les premières abolitions il y a 250 ans, dénonçant la façon dont les processus d’émancipation ont été conduits. Ces voix qui protestent et réclament la reconnaissance de leurs souffrances et leurs humiliations sont sans doute les « fantômes » du titre qui, selon l’auteur, continuent de hanter le monde post-esclavagiste et postcolonial.

rfi

 

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