Bodys Isek Kingelez
Avec Bodys Isek Kingelez, c’est l’un des plus grands artistes africains qui a quitté la scène de l’art international. Depuis sa disparation, le samedi 14 mars, à l’hôpital de Kinshasa, à l’âge de 66 ans, les hommages affluent d'un peu partout dans le monde pour ce créateur de villes utopiques, devenu célèbre pour ses « architectures maquettiques » au service d’un monde meilleur.
Kingelez inventait des architectures comme d’autres inventent des mots. Ses œuvres sont originales, puissantes, fières et dans chacune pousse, jusqu’à aujourd’hui, cette graine utopique d’un artiste singulier, haut en couleur et hors norme comme ses sculptures. « Toute son œuvre est centrée sur une ville utopique, avance André Magnin, le spécialiste de l’art contemporain en Afrique qui l’avait découvert il y a une trentaine d’années. Kingelez vivait au cœur de cette grande métropole Kinshasa, une ville chaotique, anarchique et en même temps si extraordinaire. Toute son œuvre est un engagement esthétique, politique, poétique questionnant la condition humaine. »
Du petit village natal à la Ville du Futur
Bodys Isek Kingelez est né le 27 août 1948 au Congo, à Kimbembele Ihunga. Et c’est son petit village natal qui a donné en 1994 son nom à la première ville idéale bâtie sur carton plume par le sculpteur. À l’instar des 140 bâtiments en pièces uniques et des autres sept villes pensées et construites après comme Kin Troisième millénaire ou La Ville du Futur, Kimbeville est un endroit aussi bien magique que structuré, avec des tours colorées, un stade enjoué, une gare protectrice, des rues et des places propres, ornées d’un esprit enfantin, entourées de bâtiments étonnants conçus dans des formes féeriques. « C’est une architecture extraordinaire et fantasque avec des formes qu’on n’avait jamais vues nulle part, mais qu’on retrouve aujourd’hui quand on va à Doha et quand on voit les constructions et des tours assez improbables des grands architectes internationaux », remarque un André Magnin plein d’admiration.
Jusqu’à l’âge de 30 ans, Kingelez fut simple professeur dans une école secondaire à Kinshasa. Et puis s’est produit un déclic littéralement magique qu’André Magnin a tant de fois raconté : « Lors d’une nuit en 1969, Kingelez s’est mis en transe et a réalisé une maquette hautement improbable qu’il a présentée quelques jours plus tard au musée national de Kinshasa. Les conservateurs qui l’avaient reçu n’ont pas cru que c’était lui qui l’avait faite. Alors on lui a proposé de rester pendant quinze jours au musée afin qu’il réalise une deuxième maquette pour confirmer qu’il était bien l’auteur de la première. »
Les Magiciens de la Terre le propulse sur la scène internationale
L’œuvre trône toujours au même musée mais, depuis, Kingelez a installé ses pièces dans les plus grandes institutions et centres d’art : du MoMa à New York en passant par le Guggenheim Museum à Bilbao jusqu’au Mamco à Genève. Son arrivée sur la scène internationale date de l’exposition mythique Les Magiciens de la Terre, organisée par le Centre Pompidou en 1989 où il a été sélectionné par André Magnin : « A cette époque, il construisait que des maquettes simples, une sorte de bâtiments uniques. C’est à partir de 1994 qu’il a commencé à penser la ville. »
C’est justement en 1994 que Kingelez présente ses premières constructions d’une ville entière à la Fondation Cartier à Paris, sa première grande exposition personnelle à l’échelle internationale où il fait résonner ses « extrêmes maquettes » avec l’architecture de Jean Nouvel et les machines poétiques et infernales d’un Jean Tinguely. Et c’est au même endroit que plusieurs de ses œuvres seront bientôt - hélas après sa mort - exposées pour célébrer 90 ans d’art moderne et contemporain dans le cadre de Congo Kitoko – Beauté Congo qui ouvre le 11 juillet 2015 ses portes.
L’Étoile rouge congolaise de Bodys Isek Kingelez
En Allemagne, son œuvre a été présentée plusieurs fois au prestigieux Ludwig Museum à Cologne, à la Villa Stuck de Munich, à la Maison des cultures du monde à Berlin et au Kunstverein Hambourg, avant que le commissaire Okwui Enwezor ne le choisisse en 2002 pour figurer parmi les artistes phare de la plus grande exposition consacrée à l’art contemporain du monde, la Documenta de Kassel. Et ce n’est pas un hasard que son œuvre est actuellement présentée dans deux expositions collectives en Allemagne : (Im)possible ! Artistes comme architectes à Herford et dans Making Africa : un continent du design contemporain où son Étoile rouge congolaise de 1999 brille dans les salles du Vitra Design Museum à Weil am Rhein : « Chez la première génération des artistes africains après l’Indépendance, il y avait une incroyable foi dans l’avenir, une extraordinaire ambiance de renouveau, explique Amélie Klein, la commissaire de Making Africa. Depuis l’an 2000, avec la révolution technologique en Afrique et beaucoup d’autres changements économiques, politiques, etc. on ressent à nouveau une croyance et une exigence par rapport à l’avenir. Et c’est justement cela que Kingelez partage avec la génération avant et après lui. Car sa propre génération avait perdu cet espoir en un avenir meilleur. Et cela se voit dans ses maquettes de villes. »
« Un merveilleux optimisme envers le futur »
Souvent faites de carton, de papier et de plastique, la nature de son « architecture maquettique » reste résolument d’actualité, observe Amélie Klein : « Kingelez a un talent incroyable pour les matériaux qu’on retrouve chez les artistes et designers d’aujourd’hui. Il utilise des matériaux qui ont déjà été utilisés, mais il ne s’agit absolument pas de recyclage. Il nous montre clairement qu’il ne s’agit pas de déchets. »
Et derrière son discours sur la pertinence des utopies et d’un « monde nouveau », se cache-t-il une critique des sociétés et de la politique en Afrique ? « Dans son œuvre, il y a une critique, mais il y a surtout un merveilleux optimisme envers le futur, commente la commissaire de Making Africa. Il ne se laisse pas refroidir de la réalité et comment la ville s’est réellement développée. » Quant à André Magnin, il souligne qu’« en Afrique, compte tenu du contexte politique, économique, sociologique, il est impossible pour un artiste de ne pas faire un art qui soit politique. Et Kingelez, quand il avait commencé son œuvre à Kinshasa, il y a 35 ans, il était déjà complètement politique. »
Une icône boudée par le marché de l’art ?
À travers son positivisme inébranlable et son urbanisme rêvé, l’artiste congolais avait depuis toujours dépassé de loin le continent noir et participé à sa façon au dialogue artistique international. Ses utopies, ses « architectures maquettiques » et villes fantômes agrémentées de fanions et oriflammes, on les retrouvait aussi bien dans l’exposition Dreamlands au Centre Pompidou que dans les Mondes inventés au Mudam du Luxembourg ou dans le débat sur le Postmodernisme au Victoria and Albert Museum à Londres. N’empêche, même si Kingelez est aujourd’hui mondialement reconnu et admiré par beaucoup d’artistes, sur le marché de l’art, il reste - comme la plupart des artistes africains - encore dans l’ombre, affirme Amélie Klein : « il est une icône et sans doute l’un des plus grands sur la scène africaine. Au niveau international, son œuvre est certainement extraordinaire, mais, en général, on doit constater que l’art et le design issus de l’Afrique restent probablement encore sur une voie secondaire du marché de l’art. »
Après sa mort, c’est aux générations suivantes de faire vivre l’ambition de Bodys Isek Kingelez, résume André Magnin : « Son œuvre visait un monde meilleur. Pour lui, l’art était quelque chose qu’on n’aurait jamais vu, un haut savoir avec, à l’intérieur, un renouveau individuel qui participe à créer un meilleur avenir du collectif. »
RFI
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