Taïwan, cette île d’environ 24 millions d’habitants et d’une superficie de 35 980 kilomètres carrés, semble minuscule aux abords de son voisin chinois. Dans les rues de Taipei, la capitale, les gens vaquent à leurs occupations. Sur place, rien ne paraît traduire la haute tension à laquelle l’île fait face : la menace d’une invasion de son puissant voisin chinois, et la possible intervention américaine qui pourrait mener à une guerre ouverte entre les deux superpuissances.
Lors du dernier congrès du Parti communiste chinois, l’actuel président Xi Jinping n’a pas fermé la porte à une « réintégration par la force » de l’île, qu’il considère comme une province rebelle. Mais pourquoi la Chine est-elle si préoccupée par ce territoire ?
Malgré des motivations stratégiques immédiates, la source des tensions entre les deux territoires se trouve dans leur histoire contemporaine. Bien que les deux États partagent une partie de leur histoire, les menaces et les exercices militaires répétés de la part de Pékin favorisent de manière contreproductive ce qui est craint au sein du Parti communiste chinois : la naissance d’une identité nationale taïwanaise distincte, et une déclaration d’indépendance officielle de l’île.
Les causes stratégiques
Plusieurs experts et plusieurs commentateurs ont souligné, avec raison, les motivations stratégiques de Pékin. Premièrement, le savoir-faire technologique des entreprises taïwanaises, qui produisent à elles seules près de 90 % des semi-conducteurs les plus avancés dans le monde. Ces pièces, indispensables à la Chine et au reste du monde, sont au coeur du fonctionnement des appareils électroniques modernes, des téléphones cellulaires jusqu’aux systèmes antimissiles.
Deuxièmement, il est question de « briser » la première chaîne d’îles. Concept stratégique américain, cette « frontière » naturelle commence au nord du Japon et traverse les Philippines, l’Indonésie et la Malaisie. Elle vise à barrer l’accès au Pacifique à la marine chinoise. Stratégie soutenue par une présence militaire américaine dans la région indo-pacifique, grâce à des installations et à tout un système d’alliances. La conquête de Taïwan permettrait de « fragiliser » la première chaîne d’îles. La Chine aurait ainsi un meilleur accès au Pacifique et pourrait, ultimement, atteindre la côte ouest des États-Unis avec ses sous-marins à propulsion nucléaire.
Cela serait aussi un pas de plus afin de fragiliser la présence militaire américaine dans la région, qui menace l’accès de la Chine aux routes commerciales maritimes. Plus du tiers des exportations chinoises, chiffré à 874 milliards de dollars américains en 2016, et près de 80 % de son approvisionnement énergétique transitent annuellement par ces routes. Une coupure dans ces routes causerait des dommages économiques importants à Pékin.
Toutefois, ces motivations sont relativement récentes. La situation est bien plus complexe et bien plus profonde, et ainsi ne peut être réduite qu’à ces intérêts. Or, la nature du conflit est trop souvent réduite à ces dimensions stratégiques. Un rééquilibrage s’impose. Afin de comprendre toute la complexité de ces tensions — et surtout toute l’obsession de Pékin —, il faut remonter dans l’histoire contemporaine.
Les causes historiques
Entre 1920 et 1927, le Kuomintang, les nationalistes de Chiang Kaï-shek, et les communistes de Mao collaborent afin d’unifier la Chine, alors divisée entre seigneurs de guerre. Les nationalistes s’imposent comme force politique principale et établissent un gouvernement à Nankin. En 1927, Chiang ordonne une purge des troupes communistes de la scène chinoise. Le massacre de Shanghai constitue le point de rupture entre les deux camps.
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de l’occupation japonaise, la Chine fait face à d’importants défis économiques et industriels. Les nationalistes, toujours au pouvoir, sont très impopulaires auprès de la population. De plus, les campagnes militaires contre les communistes, qui se sont réfugiés dans le nord du pays, sont infructueuses. Dans ce contexte, les idées promues par les communistes plaisent à la population.
Fortes d’un large soutien populaire, les troupes de Mao réussissent à s’emparer du pouvoir en 1949. Ultimement, le Kuomintang et près de 2 millions de Chinois se réfugieront à Taïwan.
Comme le mentionne Valérie Niquet dans son livre Taïwan face à la Chine, les revendications actuelles de Pékin sur Taïwan trouvent leurs origines dans la déclaration de Potsdam. En 1945, il est décidé que la Chine, alors dirigée par les nationalistes, allait « reprendre » le contrôle de Taïwan. L’île était une colonie japonaise depuis 1895. Les nationalistes à Taïwan et les communistes à Pékin revendiquent être les seuls véritables représentants de la Chine.
De l’autoritarisme vers la démocratie
Le régime démocratique taïwanais est le fruit d’une pression populaire favorable à la libéralisation politique. Après plusieurs décennies de dictature imposées par Chiang Kaï-shek, le pays se démocratise à partir du milieu des années 1970. Aujourd’hui, selon le Varieties of Democracy Institute, Taïwan se positionne au 30e rang des démocraties libérales, pas très loin derrière ses voisins régionaux (la Corée du Sud, 27e, et le Japon, 26e) et le Canada (24e), en plus d’être dotée du 21e PIB en importance dans le monde.
Par conséquent, la charge symbolique que représente Taïwan est double.
D’une part, Taïwan est le dernier bastion de résistance à l’hégémonie du parti-État communiste, qui se revendique comme étant la seule force politique à pouvoir non seulement exister, mais aussi gouverner la Chine (y compris Taïwan). D’autre part, ayant développé ses propres institutions démocratiques, induites et soutenues par la population, l’île entre en contradiction avec le discours de Xi Jinping qui stipule que les « valeurs chinoises sont incompatibles avec les institutions démocratiques libérales ».
Ainsi, l’unification avec Taïwan, l’élimination du Kuomintang — l’ennemi historique des communistes — et la disparition des forces démocratiques seraient un point « culminant » dans l’histoire du Parti communiste chinois, qui fêtera ses 100 ans au pouvoir en 2049 : il deviendrait « réellement » ce qu’il prétend être, le seul à gouverner « tous les Chinois ».
Depuis les années 1990, la pression militaire et la menace d’une invasion venant de Pékin s’intensifient face à Taïwan. Les exercices militaires tenus à l’été 2022 et ceux tenus au début de 2023 le montrent très bien. Le but est de décourager toute tentative de déclaration d’indépendance formelle. De plus, la confrontation entre les conditions politiques démocratiques taïwanaises et celles du régime de Beijing, qui sont aujourd’hui totalitaires, renforce le développement d’une identité taïwanaise distincte qui souhaite majoritairement maintenir le statu quo, soit une indépendance de facto.
Alors qu’en 1992, 17 % des habitants de Taïwan se définissaient comme étant exclusivement « Taïwanais », en 2020, c’était environ 64 %. En 2021, seulement 7,15 % souhaitaient une réunification avec le continent. L’agressivité de Pékin est comme un souffle sur un brasier. Elle aide à allumer encore plus fort un sentiment national taïwanais distinct, qui se définit par son appartenance aux valeurs démocratiques.
Le Devoir
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