La Russie a annoncé dimanche avoir testé avec succès un missile balistique intercontinental capable de porter des ogives nucléaires, depuis un sous-marin nucléaire de 4e génération. "Le nouveau sous-marin nucléaire stratégique Empereur Alexandre III a effectué avec succès le tir du missile balistique intercontinental Boulava" depuis la mer Blanche, a indiqué le ministère russe de la Défense dans un communiqué. Le missile a frappé "à l’heure prévue" sa cible située sur un terrain d’essai sur la péninsule de Kamtchatka, dans l’Extrême-Orient russe, a-t-il précisé.
D’une portée de 8000 kilomètres et de 12 mètres de long, le Boulava (SS-NX-30 dans la classification de l’Otan) peut être doté de dix ogives nucléaires. Le sous-marin Empereur Alexandre III, de la classe Boreï, est équipé de 16 missiles Boulava, selon l’armée russe.
Le lancement de ce missile, le premier depuis environ un an, intervient peu après la révocation par la Russie de sa ratification du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN) même si le ministère des Affaires étrangères précise que la Russie compte "continuer à respecter le moratoire sur les essais nucléaires".
Pour tenter de comprendre pour quelles raisons la Russie a décidé de sortir de la ratification de ce traité, mais aussi pour analyser le message porté par le Kremlin suite à ce tir de missile, nous avons interviewé Alain De Neve, chercheur du Centre d'études des sécurité et défense, spécialiste de la question.
C’est un message qui montre que la Russie est prête à contre attaquer dans les eaux internationales.
Alain De Neve, chercheur du Centre d’études des sécurités et défense
"À travers cette démonstration", explique Alain De Neve, chercheur du Centre d’études des sécurités et défense, "Vladimir Poutine envoie un message aux autres puissances nucléaires pour leur dire, notamment aux États-Unis, s’il vous arrivait de nous menacer, éventuellement de nous frapper nucléairement ou conventionnellement, si vous mettez en danger la survie de notre pays, nous avons cette capacité de seconde frappe. C’est-à-dire que les forces internationales ne seront pas en mesure de déterminer où sont leurs sous-marins et où se trouve leur capacité de seconde frappe nucléaire."
La Russie, par ce tir de missile depuis un sous-marin passerait donc le message qu’elle a modernisé sa capacité militaire navale : "Il faut toujours garder en tête que, alors que tous les regards étaient concentrés depuis février 2022 sur les opérations militaires terrestres et aéroterrestres en Ukraine, le premier document qui a été signé par Vladimir Poutine en matière de modernisation des doctrines d’emploi militaire, ça a été un document sur la doctrine navale russe. Elle a été signée et approuvée par Poutine en juillet 2022, explique Alain De Neve, Ça a été l’occasion pour Poutine de faire un discours sur le retour de la Russie dans les eaux internationales. Et ce n’est pas anodin, d’autant plus que ce missile Boulava peut contenir plusieurs ogives."
Pour le chercheur, la modernisation fait partie du message de dissuasion du Kremlin : " Si vous voulez dissuader de vous attaquer, vous devez être crédible. Et pour être crédible, il faut moderniser."
"La communauté internationale se demandait si la Russie était encore capable de concevoir des armements de nouvelle génération et de pouvoir les intégrer sur des plateformes, notamment les sous-marins et en l’occurrence les sous-marins de classe Boreï, ajoute Alain De Neve, mais la Russie a toujours cherché soigneusement à maintenir cette capacité à moderniser ses forces nucléaires ou ses capacités balistiques."
Début octobre, on apprenait que la Russie comptait injecter 10,8 trillions de roubles, environ 6% du PIB, soit 30% du total des dépenses publiques en 2024 pour poursuivre son offensive en Ukraine.
Doit-on donc s’inquiéter de cette nouvelle démonstration de force?
Pas vraiment, selon le chercheur : "Aujourd’hui, les démonstrations que réalise la Russie sont des démonstrations qui relèvent pour l’instant essentiellement de la musculation. Il y a quelque part une continuité dans le discours de Poutine."
Depuis le début de l'offensive russe en Ukraine le 24 février 2022, le président Vladimir Poutine a soufflé le chaud et le froid quant au recours à l’arme nucléaire, déployant durant l’été 2023 des armes nucléaires tactiques en Biélorussie, son plus proche allié. "Ça ne change pas nécessairement l’équation stratégique pour les Européens que le missile de portée intermédiaire parte de Russie ou de Biélorussie", analyse Alain De Neve.
La sortie russe du traité interdisant les essais nucléaires
Le 2 novembre dernier, le président russe Vladimir Poutine a signé la loi sur la révocation de la ratification du Traité d’interdiction des essais nucléaires (TICEN).
Le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires a été ouvert à la signature en 1996, mais il n’est jamais entré en vigueur car il n’a pas été ratifié – étape nécessaire pour son entrée en vigueur – par un nombre suffisant d’États, parmi les 44 pays qui détenaient des installations nucléaires au moment de sa création. Début octobre, Vladimir Poutine avait annoncé que son pays pourrait révoquer la ratification du TICEN en réponse aux États-Unis qui ne l’ont jamais ratifié. "Je ne suis pas prêt à dire si nous devons ou pas reprendre les essais", avait-il ajouté, tout en vantant le développement de nouveaux missiles surpuissants pouvant transporter des ogives nucléaires.
Pour Alain De Neve, cette sortie n’est pas surprenante : "Je dirais que la démarcation de la Russie par rapport à ce traité est symbolique. Cela fait plusieurs années que la perspective de la ratification du traité était suspendue. Donc ici, en fait, la Douma et le président Poutine ont simplement confirmé que ce que tout le monde savait, la Russie n’entendait pas inscrire cette interdiction dans un cadre juridique contraignant."
La doctrine nucléaire russe ne prévoit pas l’utilisation préventive de l’arme nucléaire, mais seulement en réponse à une attaque ou en cas de menace sur l’existence même de l’État : "La Russie s’interdit politiquement, pour autant que les autres Etats nucléaires en fassent de même, de procéder à des essais nucléaires autres que ceux qui reposent sur la simulation informatique. L’arme nucléaire stratégique reste donc, pour la Russie, une arme de non-emploi, c’est-à-dire qui sert uniquement la dissuasion", ajoute Alain De Neve.
Nous sommes entrés dans une ère où le droit international est très affaibli en la matière et quasi presque inexistant.
"Un droit international qui tend à disparaître depuis la guerre froide"
Ce retrait de la Russie de la ratification du traité n’est donc pas surprenant mais intervient, selon le chercheur, dans un contexte international particulier et qui ne concerne pas que la Russie : "Depuis la Seconde Guerre mondiale mais également depuis la guerre froide vous avez un délitement continu de tous les traités. Tout ce qui concerne les mesures de confiance et de sécurité, les échanges d’observateurs, de vérification, de notification, tout ça est tombé. Nous sommes entrés, très clairement, dans une ère où le droit international est très affaibli en la matière et quasi presque inexistant. Et où finalement vient se substituer un système uniquement basé ou principalement basé sur l’équilibre des forces. Et pour ce qu’il s’agit des puissances nucléaires, sur l’équilibre des forces nucléaires."
En février dernier, la Russie avait aussi suspendu sa participation au traité de désarmement nucléaire New Start conclu avec les Etats-Unis en 2010, le dernier accord bilatéral liant Russes et Américains.
RTBF
Application de CComment' target='_blank'>CComment